L'émergence d'une bourgeoisie sous-développée en Afrique

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« La faiblesse classique, quasi congénitale de la conscience nationale des pays sous-développés n'est pas seulement la conséquence de la mutilation de l'homme colonisé par le régime colonial. Elle est aussi le résultat de la paresse de la bourgeoisie nationale, de son indigence, de la formation profondément cosmopolite de son esprit.


La bourgeoisie nationale, qui prend le pouvoir à la fin du régime colonial est une bourgeoisie sous-développée. Sa puissance économique est presque nulle, et en tout cas, sans commune mesure avec celle de la bourgeoisie métropolitaine à laquelle elle entend se substituer. Dans son narcissisme volontariste, la bourgeoisie nationale s'est facilement convaincue qu'elle pouvait avantageusement remplacer la bourgeoisie métropolitaine.


Mais l'indépendance qui la met littéralement au pied du mur va déclencher chez elle des réactions catastrophiques et l'obliger à lancer des appels angoissés en direction de l'ancienne métropole. Les cadres universitaires et commerçants qui constituent la fraction la plus éclairée du nouvel état se caractérisent en effet par leur petit nombre, leur concentration dans la capitale, le type de leurs activités: négoce, exploitations agricoles, professions libérales.


Tout le monde veut être Président

© Thembo Muhindo Kashauri, dit "Kash".

Au sein de cette bourgeoisie nationale on ne trouve ni industriels, ni financiers.


La bourgeoisie nationale des pays sous-développés n'est pas orientée vers la production, l'invention, la construction, le travail. Elle est tout entière canalisée vers des activités de type intermédiaire. Être dans le circuit, dans la combine, telle semble être sa vocation profonde.


La bourgeoisie nationale a une psychologie d'hommes d'affaires non de capitaines d'industrie. Et il est bien vrai que la rapacité des colons et le système d'embargo installé par le colonialisme ne lui ont guère laissé le choix.


Dans le système colonial une bourgeoisie qui accumule du capital est une impossibilité. Or, précisément, il semble que la vocation historique d'une bourgeoisie nationale authentique dans un pays sous-développé soit de se nier en tant que bourgeoisie, de se nier en tant qu'instrument du capital et de se faire totalement esclave du capital révolutionnaire que constitue le peuple.


Dans un pays sous-développé une bourgeoisie nationale authentique doit se faire un devoir impérieux de trahir la vocation à laquelle elle était destinée, de se mettre à l'école du peuple, c'est-à-dire de mettre à la disposition du peuple le capital intellectuel et technique qu'elle a arraché lors de son passage dans les universités coloniales.


Nous verrons malheureusement que, assez souvent, la bourgeoisie nationale se détourne de cette voie héroïque et positive, féconde et juste, pour s'enfoncer, l'âme en paix, dans la voie horrible, parce qu'antinationale d'une bourgeoisie classique, d'une bourgeoisie bourgeoise, platement, bêtement, cyniquement bourgeoise.


Politicien

© Trésor Tshibangu Tshamala, dit "Tetshim".

L'objectif des partis nationalistes à partir d'une certaine époque est, nous l'avons vu, strictement national. Ils mobilisent le peuple sur le mot d'ordre d'indépendance et pour le reste s'en remettent à l'avenir.


Quand on interroge ces partis sur le programme économique de l'État qu'ils revendiquent, sur le régime qu'ils se proposent d'instaurer, ils se montrent incapables de répondre parce que précisément ils sont totalement ignorants à l'égard de l'économie de leur propre pays.


Cette économie s'est toujours développée en dehors d'eux. Des ressources actuelles et potentielles du sol et du sous-sol de leur pays, ils n'ont qu'une connaissance livresque, approximative. Ils ne peuvent donc en parler que sur un plan abstrait, général. Après l'indépendance cette bourgeoisie sous-développée, numériquement réduite, sans capitaux, qui refuse la voie révolutionnaire, va lamentablement stagner.


Elle ne peut donner libre cours à son génie dont elle pouvait dire, un peu légèrement qu'il était empêché par la domination coloniale. La précarité de ses moyens et la rareté de ses cadres l'acculent pendant des années à une économie de type artisanal.


Dans sa perspective inévitablement très limitée, une économie nationale est une économie basée sur ce que l'on appelle les produits locaux. De grands discours seront prononcés sur l'artisanat. Dans l'impossibilité où elle se trouve de mettre en place des usines plus rentables pour le pays et pour elle, la bourgeoisie va entourer l'artisanat d'une tendresse chauvine qui va dans le sens de la nouvelle dignité nationale et qui par ailleurs lui procurera de substantiels profits.


Ce culte des produits locaux, cette impossibilité d'inventer de nouvelles directions se manifesteront également par l'enlisement de la bourgeoisie nationale dans la production agricole caractéristique de la période coloniale.


L'économie nationale de la période d'indépendance n'est pas réorientée. Il s'agit toujours de récolte d'arachide, de récolte de cacao, de récolte d'olives. De même aucune modification n'est apportée dans la traite des produits de base. Aucune industrie n'est installée dans le pays. On continue à expédier les matières premières, on continue à se faire les petits agriculteurs de l'Europe, les spécialistes de produits bruts.


Pourtant, la bourgeoisie nationale ne cesse d'exiger la nationalisation de l'économie et des secteurs commerciaux. C'est que, pour elle, nationaliser ne signifie pas mettre la totalité de l'économie au service de la nation, décider de satisfaire tous les besoins de la nation. Pour elle, nationaliser ne signifie pas ordonner l'État en fonction de rapports sociaux nouveaux dont on décide de faciliter l'éclosion. Nationalisation pour elle signifie très exactement transfert aux autochtones des passe-droits hérités de la période coloniale.


Comme la bourgeoisie n'a ni les moyens matériels, ni les moyens intellectuels suffisants (ingénieurs, techniciens), elle limitera ses prétentions à la reprise des cabinets d'affaires et des maisons de commerce autrefois occupés par les colons.


La bourgeoisie nationale prend la place de l'ancien peuplement européen: médecins, avocats, commerçants, représentants, agents généraux, transitaires. Elle estime, pour la dignité du pays et sa propre sauvegarde, devoir occuper tous ces postes.


Dorénavant elle va exiger que les grandes compagnies étrangères passent par elle, soit qu'elles désirent se maintenir dans le pays, soit qu'elles aient l'intention d'y pénétrer. La bourgeoisie nationale se découvre la mission historique de servir d'intermédiaire.


Comme on le voit, il ne s'agit pas d'une vocation à transformer la nation, mais prosaïquement à servir de courroie de transmission à un capitalisme acculé au camouflage et qui se pare aujourd'hui du masque néocolonialiste.


La bourgeoisie nationale va se complaire, sans complexes et en toute dignité, dans le rôle d'agent d'affaires de la bourgeoisie occidentale. Ce rôle lucratif, cette fonction de gagne-petit, cette étroitesse de vues, cette absence d'ambition symbolisent l'incapacité de la bourgeoisie nationale à remplir son rôle historique de bourgeoisie.


L'aspect dynamique et pionnier, l'aspect inventeur et découvreur de mondes que l'on trouve chez toute bourgeoisie nationale est ici lamentablement absent. Au sein de la bourgeoisie nationale des pays coloniaux l'esprit jouisseur domine. C'est que sur le plan psychologique elle s'identifie à la bourgeoisie occidentale dont elle a sucé tous les enseignements. Elle suit la bourgeoisie occidentale dans son côté négatif et décadent sans avoir franchi les premières étapes d'exploration et d'invention qui sont en tout état de cause un acquis de cette bourgeoisie occidentale.


A ses débuts la bourgeoisie nationale des pays coloniaux s'identifie à la fin de la bourgeoisie occidentale. Il ne faut pas croire qu'elle brûle les étapes. En fait elle commence par la fin. Elle est déjà sénescente alors qu'elle n'a connu ni la pétulance, ni l'intrépidité, ni le volontarisme de la jeunesse et de l'adolescence.


Dans son aspect décadent, la bourgeoisie nationale sera considérablement aidée par les bourgeoisies occidentales qui se présentent en touristes amoureux d'exotisme, de chasse, de casinos.


La bourgeoisie nationale organise des centres de repos et de délassement, des cures de plaisir à l'intention de la bourgeoisie occidentale. Cette activité prendra le nom de tourisme et sera assimilée pour la circonstance à une industrie nationale. Si l'on veut une preuve de cette éventuelle transformation des éléments de la bourgeoisie ex-colonisée en organisateur de "parties" pour la bourgeoisie occidentale, il vaut la peine d'évoquer ce qui s'est passé en Amérique latine.


Les casinos de La Havane, de Mexico, les plages de Rio, les petites Brésiliennes, les petites Mexicaines, les métisses de treize ans, Acapulco, Copacabana, sont les stigmates de cette dépravation de la bourgeoisie nationale.


Parce qu'elle n'a pas d'idées, parce qu'elle est fermée sur elle-même, coupée du peuple, minée par son incapacité congénitale à penser l'ensemble des problèmes en fonction de la totalité de la nation, la bourgeoisie nationale va assumer le rôle de gérant des entreprises de l'Occident et pratiquement organisera son pays en lupanar de l'Europe.


Encore une fois il faut avoir devant les yeux le spectacle lamentable de certaines républiques d'Amérique latine. D'un coup d'aile les hommes d'affaires des États-Unis, les gros banquiers, les technocrates débarquent "sous les tropiques" et pendant huit à dix jours s'enfoncent dans la douce dépravation que leur offrent leurs "réserves".


Le comportement des propriétaires fonciers nationaux s'identifie pratiquement à celui de la bourgeoisie des villes.


Les gros agriculteurs ont, dès la proclamation de l'indépendance, exigé la nationalisation des exploitations agricoles. A l'aide de multiples combines ils arrivent à faire main-basse sur les fermes possédées autrefois par les colons, renforçant ainsi leur emprise sur la région. Mais ils n'essaient pas de renouveler l'agriculture, de l'intensifier ou de l'intégrer dans une économie réellement nationale.


En fait les propriétaires fonciers exigeront des pouvoirs publics qu'ils centuplent à leur profit les facilités et les passe-droits dont bénéficiaient autrefois les colons étrangers. L'exploitation des ouvriers agricoles sera renforcée et légitimée.


Manipulant deux ou trois slogans, ces nouveaux colons vont exiger des ouvriers agricoles un travail énorme, au nom bien sûr de l'effort national. Il n'y aura pas de modernisation de l'agriculture, pas de plan de développement, pas d'initiatives, car les initiatives, qui impliquent un minimum de risques, jettent la panique dans ces milieux et mettent en déroute la bourgeoisie terrienne hésitante, prudente, qui s'enlise de plus en plus dans les circuits mis en place par le colonialisme.


Dans ces régions, les initiatives sont le fait du gouvernement. C'est le gouvernement qui les arrête, qui les encourage, qui les finance. La bourgeoisie agricole refuse de prendre le moindre risque. Elle est rebelle au parti, à l'aventure. Elle n'entend pas travailler sur du sable. Elle exige du solide, du rapide. Les bénéfices qu'elle empoche, énormes, compte tenu du revenu national, ne sont pas réinvestis. Une épargne de bas de laine domine la psychologie de ces propriétaires fonciers.


Quelquefois, surtout dans les années qui suivent l'indépendance, la bourgeoisie n'hésite pas à confier à des banques étrangères les bénéfices qu'elle tire du sol national. Par contre des sommes importantes sont utilisées en dépenses d'apparat, en voitures, en villas, toutes choses bien décrites par les économistes comme caractéristiques de la bourgeoisie sous-développée. »



Frantz Fanon, "Les damnés de la terre" (François Maspero, 1968), p.96-100



Campagne électorale à l'Africaine

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